- POLICE ET SOCIÉTÉ
- POLICE ET SOCIÉTÉC’est seulement au XVIIe siècle que le vocable «police» a reçu l’acception moderne: service public, chargé de la protection des personnes et des biens, du maintien des institutions et de la surveillance de l’opinion. La France a été le premier État européen à spécialiser des agents dans ce quadruple rôle, chaque régime politique «privilégiant» l’un ou l’autre de ces deux grands binômes: sauvegarde de l’État ou protection des individus. Ce choix reste donc une assez bonne mesure de l’essence démocratique d’un gouvernement. On conçoit aussi que ce contact permanent de fonctionnaires, plus ou moins inquisiteurs et coercitifs, avec la population pose de nombreux problèmes, depuis le choix même de ce personnel jusqu’à l’acceptation de ce contrôle par les administrés, en passant par l’édiction de règles évitant l’arbitraire et par l’implantation même des services ainsi que par l’importance respective donnée à chacun d’eux. Ces relations entre police et société sont d’une résonance dépassant un pays déterminé. Toutefois, il sera fait ici essentiellement référence au système français, assez riche pour permettre de dégager des principes d’emploi, des manières de voir et une utilisation des moyens qu’on retrouve dans la plupart des États.On examinera les questions suivantes: comment l’État a-t-il organisé sa police? quelle conception se font d’eux-mêmes les policiers? comment les citoyens voient-ils leur police? quels services en attendent-ils? quelles solutions peut-on envisager pour améliorer les relations entre la police et la société qui, fait important à retenir, l’a déléguée à sa protection?L’État et sa policeIl faut entendre d’abord par le mot très général «police» l’ensemble des forces chargées du maintien de l’ordre au sens large, c’est-à-dire, en France, deux grandes directions ministérielles: la Police nationale, force civile sous l’autorité du ministre de l’Intérieur; la Gendarmerie nationale, troupe militaire relevant du ministre de la Défense. L’une et l’autre représentent un effectif de 200 000 hommes, disséminés sur tout le territoire par formations spécialisées. Chargés de la même mission, ces deux grands corps se répartissent les tâches suivant une distinction assouplie sur le terrain: la police est affectée à la surveillance des villes d’au moins 10 000 habitants (environ 400 commissariats); la gendarmerie à celle des zones rurales (près de 4 000 brigades ayant pour ressort le canton). On compte ainsi 114 600 policiers et 96 000 gendarmes en 1993. Cette dichotomie nous est si familière que nul ne s’étonne de ce paradoxe apparent: dans un même pays, deux armées contre le crime, au sens extensif de ce terme. Il en résulte une optique différente, non seulement chez le citoyen, mais aussi dans la conception que se font de leur métier policiers et gendarmes.L’unité se rétablit par la rationalisation des services. Que le policier soit civil ou militaire, son action se situe obligatoirement dans l’une ou l’autre de ces quatre branches (on pourrait dire dans l’une ou l’autre de ces «armes», au sens militaire de ce mot): ordre public, police judiciaire, renseignement politique, contre-espionnage. Devant chacune de ces éventuelles interventions, la réaction du citoyen est différente. Ainsi est-il toujours réticent devant l’apparition du casque et, comme Clemenceau, il dirait volontiers: «La police judiciaire est la seule que puisse avouer une démocratie.» Il n’attache plus guère d’importance à la police politique, sauf si on lui parle d’écoutes, et il serait assez porté à admirer les agents secrets. Une analyse, tout à la fois objective et plus poussée, paraît nécessaire.L’ordre public , c’est essentiellement la tranquillité publique. Ces deux mots résument fort bien les multiples missions et interventions de l’agent en uniforme: il règle la circulation; il renseigne le quidam; il surveille les établissements publics; il canalise les foules d’un stade; il intervient dans les menus incidents de la rue ou du voisinage; il porte enfin secours aux blessés ou aux malades, s’il en est requis. Tout cela présente au public une image rassurante, réconfortante même. Mais le système actuel français présente un vice: le pouvoir établi donne un sens trop extensif à la notion d’ordre public, et ce sera alors ce même «bon Samaritain» qui devra revêtir une tenue martienne pour faire face à des manifestants aussi divers qu’une colonne de grévistes, un meeting plus ou moins houleux et conspuant, un cortège d’antinucléaires. Des heurts, des échanges d’insultes, voire de pavés et de coups se produisent inévitablement. La population ne s’y reconnaît plus dans ce chassé-croisé de sourires et de bâtons, de balades familières devant les étals et de charges brutales, ponctuées de lacrymogènes.À première vue, la police judiciaire jouirait d’une meilleure image. Quel adolescent n’a rêvé quelque jour de devenir ce héros de roman policier qui dénoue, comme en un jeu, tous les imbroglios et finit par démasquer triomphalement le mystérieux et subtil assassin? Ainsi a été popularisée la figure de l’inspecteur, encore qu’il s’attelle à beaucoup plus de besognes prosaïques qu’à des tâches exaltantes. L’opinion perçoit aussi l’importance pour tous que soient recherchés les auteurs d’un cambriolage, les agresseurs d’un receveur des postes, les incendiaires et les assassins. Voici quelques données statistiques concernant le phénomène criminel en France pour l’année 1993: 3 881 800 crimes ou délits constatés par la police ou la gendarmerie (contre seulement 1 625 000 en 1972). Y figurent 62 109 cambriolages. Quant aux mineurs de dix-huit ans, 92 900 ont été impliqués dans des affaires, dont 9 186 filles. On a préféré ici les chiffres policiers, qui reflètent mieux la réalité criminelle que les statistiques judiciaires.Très curieusement, la police politique , après avoir été clouée au pilori sous le règne de son théoricien, Napoléon III, s’exerce aujourd’hui au grand jour, sans que la plupart des Français s’en aperçoivent vraiment. Mais qu’est-elle en fait? Depuis 1941, elle s’abrite sous une terminologie floue: les Renseignements généraux (R.G.), service réglementairement «chargé de la recherche et de la centralisation des renseignements d’ordre politique, social et économique nécessaires à l’information du gouvernement». En clair, il s’agit de rassembler les informations de toute nature susceptibles d’intéresser l’action gouvernementale soit avant, soit après l’événement. Leur collecte s’effectue dans tous les milieux et par des moyens allant de l’analyse de presse aux sondages, en passant par les bavardages de presse écrite ou parlée, les infiltrations ainsi que le dépouillement des professions de foi et les propos de réunions. Le «cocktail» a ainsi renforcé le système de l’«honorable correspondant». Néanmoins, une arme a été mise «au vestiaire»: les écoutes téléphoniques «administratives» qu’a enfin interdites la loi du 10 juillet 1991; et une refonte globale des R.G. parisiens a été décidée en 1994.Ce sont les mêmes armes qu’emploie d’ailleurs la police de défense , alias espionnage et contre-espionnage. On y retrouve la même curieuse dichotomie entre civil et militaire: la D.S.T. (Direction de la sécurité du territoire) se consacre au renseignement et à la détection des menées à l’intérieur de nos frontières, alors qu’à la Direction générale de la sécurité extérieure (D.G.S.E., nouvelle appellation du S.D.E.C.E.) sont dévolues les mêmes missions dans les pays étrangers où ses fonctionnaires doivent s’infiltrer ou «manipuler» des agents.Pour compléter cette brève description de la police, il faut évoquer le problème du recrutement. On posera d’abord en postulat que «chaque nation a la police qu’elle mérite». Preuve tragiquement historique: les policiers de l’Allemagne du IIIe Reich étaient mûrs pour donner les théoriciens et praticiens d’un nazisme qui aboutit à cette arme absolue: la Gestapo (Geheime Staatspolizei ). La police est, par ailleurs, le reflet de la population puisqu’elle se recrute parmi elle. Toutefois, on apportera un correctif important, qui peut totalement vicier l’image et fausser les relations entre police et société: le comportement de la police se dégrade très vite lorsqu’elle se tourne vers l’autorecrutement.Une des règles fondamentales de la fonction publique en France est l’accession à l’emploi par une double voie: le concours et l’avancement. Concernant la police, un décret du 30 août 1977 avait porté à 35 p. 100 la proportion des nominations des commissaires au choix du ministre de l’Intérieur (15 p. 100 dans les autres administrations). Cette atteinte à la règle démocratique a été enfin abrogée par un décret du 6 avril 1994, mieux à l’abri des accusations de favoritisme et de politisation: 50 p. 100 des places attribuées aux candidats «extérieurs», titulaires d’une licence; 25 p. 100 aux fonctionnaires de police justifiant de quatre ans d’ancienneté et 25 p. 100 à des fonctionnaires actifs de police restant au choix du ministre sous certaines conditions.Les inspecteurs, proches collaborateurs des commissaires, reçoivent désormais la qualité d’officier de police judiciaire (donc ayant la possibilité de mettre en garde à vue) après deux années d’entrée en fonctions. Et, par une loi de 1987, leurs adjoints, les enquêteurs de police, se sont vu conférer le droit de rédiger des procès-verbaux, mais ils ne disposent ni du droit de perquisition ni de celui de garde à vue.Les gardiens de la paix, naguère recrutés au niveau du C.E.P., comptent désormais parmi eux – signe des temps – nombre de bacheliers et bénéficient d’une scolarité technique plus longue. La même loi a cru bon de leur accorder, à eux aussi, le droit au procès-verbal. N’est-ce pas une flatterie démagogique puisque l’article 430 du Code de procédure pénale n’accorde, tant au simple rapport qu’au procès-verbal, que «la valeur d’un simple renseignement»?Les policiers vus par eux-mêmesCes modifications réglementaires ont été, en leur temps, combattues unanimement par les syndicats. Ils s’en accommodent aujourd’hui fort bien. Ne serait-ce pas dû à la conception que le policier se fait de son métier? Un sociologue disait: «Comment n’être pas grisé de s’entendre appeler à longueur de journée Monsieur le commissaire, Monsieur l’agent?» Et quel frisson ne parcourt pas le citoyen lorsqu’un index, prolongement d’un uniforme, pointe un automobiliste vers le bas-côté d’une route, en attente d’un jugement dernier, ce qui rehausse d’autant le verbalisateur? «Le commissaire de police, expliquait Paul Ramadier aux députés, est la loi vivante de son quartier.» Soit. Mais il ne faut pas le multiplier par ses 300 subordonnés sous peine de revivre l’Inquisition ou la loi de sûreté de 1793. On souscrira donc difficilement à la revendication, par certain syndicat, de contrôler, à tous les échelons, l’action de la police «pour réinstaurer l’action préventive», et de participer par l’intermédiaire de représentants syndicaux aux commissions de sélection des candidats. La première proposition aboutirait à une dilution de l’autorité et des responsabilités sans assurer un meilleur dialogue avec les citoyens, comme elle se le propose. Quant à la seconde, tout comme le recrutement et l’avancement intérieurs, elle aboutirait à faire de la police un ghetto ou à privilégier une clientèle.Il est une autre tentation pour le policier: se sentir l’homme indispensable. Déjà Albert Camus pouvait faire dire à l’un de ses personnages: «Je me suis fait policier pour être au milieu des choses.»Certes, il est souhaitable que les policiers croient en leur mission, qui dépasse en effet l’horizon d’un employé d’administration ou d’un maçon. Mais ils doivent se garder, s’ils veulent rester intégrés à la communauté, de faire totalement leurs ces consignes d’ailleurs insolites chez celui qui les a données: «Il n’y a de classe dirigeante que courageuse. Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer. Est respecté celui qui procure aux autres la sécurité en prenant pour soi les dangers. Le courage, c’est alors la défense de l’autorité et, avec elle, celle de la discipline et de l’ordre» (Jean Jaurès).Le citoyen ne peut entreprendre une démarche sans que lui soit réclamé un document de nature policière (carte d’identité, passeport, permis divers, déclaration), et tout ministère, pour se faire obéir, a recours au gendarme. On a calculé, par exemple, que la gendarmerie prête son concours à vingt-neuf ministères! On connaît aussi le recours immanquable à la sanction d’une contravention pour «toute infraction à un règlement légalement fait», selon la formule imaginée par le Code pénal de 1810 et qui clôt tous nos décrets. En ces circonstances, la police s’interroge – plus souvent que ne l’imagine l’administré; tantôt, elle doit être «la mécanique lucide face aux nécessaires confrontations qui remuent toute société, tantôt un rassemblement d’hommes au service de leurs concitoyens» (F. Cathala). Heureux encore si elle perçoit clairement la nécessité de la règle prescrite et les limites à son action.Plus qu’on ne croit, la police a réfléchi à son métier. En témoigne cette technique ancienne, qu’elle tente de réintroduire depuis 1979, avec des succès variés: l’îlotage (seulement cinq arrondissements de Paris en 1994). Il s’agit du découpage des villes en petits secteurs de 1 à 2 hectares, délimités par les voies du pourtour et confiés chacun à la vigilance d’un ou deux policiers en uniforme. Ceux-ci patrouillent dans l’îlot, conversent avec les habitants, recueillent leurs doléances, relèvent les infractions ou les préviennent. Tout cela est de la bonne police, tournée vers la prévention. Mais, soit faute d’effectifs, soit plus encore par manque d’esprit de suite ou de réflexion, les chefs oublient trop souvent la règle primordiale qui conditionne le rendement de cette mesure: c’est toujours le même gardien de la paix qui doit être attaché au même îlot. Ainsi devient-il un familier des gens et des lieux, nouant des contacts et opérant des constatations qu’un autre policier ne saurait faire. Mais cette politique est parfois combattue par la haute administration, craignant (disent les syndicats) trop d’indépendance de la part de l’îlotier et des «accommodements», conséquence d’une longue habitude. De plus, les préfets de police souhaitent pouvoir utiliser ces personnels en renfort pour faire face à telle ou telle manifestation importante ou, simplement, des haies d’honneur ou des transferts mal programmés de «gardés à vue». Ces mobilisations irréfléchies aboutissent à un résultat désastreux et durable: la destruction du capital de bonnes relations nouées entre population et policiers. Comment serrer aujourd’hui la main qui maniait hier le «bidule» au-dessus de votre tête?À cet égard, les syndicats ont bien vu le problème. Ils estimaient (dès mars 1981) que «les conflits sociaux étant finalement des conflits d’ordre privé, il appartient aux parties en présence et aux pouvoirs publics de rechercher toutes les formes de négociations, l’intervention des forces de l’ordre devant être le dernier recours». Peut-être conviendrait-il mieux encore de retirer à la police civile la mission répressive en cette matière, et de confier celle-ci uniquement à la gendarmerie mobile , qui a justement été créée par la loi du 22 juillet 1921 pour ce genre d’intervention, devant la difficulté qu’il y avait à utiliser les troupes du contingent contre des populations dont le soldat est très souvent originaire.Ce monopole qu’on tend à donner à une branche de la gendarmerie nationale ne recueille guère d’enthousiasme dans l’«arme». Les gendarmes mobiles assurent qu’avec ce système les «civils» leur laissent le «mauvais» travail. Argument non valable puisque, on l’a vu, leur institution a été décidée dans cette optique. Certes, on peut objecter les permutations fréquentes entre la gendarmerie mobile et la gendarmerie départementale. Mais cette dernière n’opère jamais à chaud face à ses populations. Dans les campagnes, on peut dire au contraire qu’elle en a le soutien quasi total et l’estime générale. À l’inverse du policier, le gendarme n’est pas anonyme et il est plutôt fier d’être ce qu’il est. Il est vrai aussi que la vie en caserne insuffle un esprit de corps et une cohésion qu’on ne saurait trouver au même degré chez un fonctionnaire qui, le soir, rentre chez lui et... trop souvent «en civil».Le citoyen juge sa policeInterrogés en 1979 (I.F.O.P.), 70 p. 100 des Français estimaient que leur police fonctionnait bien; 58 p. 100 qu’elle s’intéressait plus aux peccadilles qu’aux crimes; 53 p. 100 qu’elle manquait de formation et jugeaient son recrutement assez peu sévère; 35 p. 100 qu’elle n’était pas assez respectueuse du droit des citoyens. Les chiffres de 1993 (Sofres) accentuent la critique: l’efficacité tombe à 65 p. 100; l’attention portée aux gens: 62 p. 100; le manque de formation monte à 58 p. 100 et 39 p. 100 crient au racisme. Une bonne opinion quant au courage des policiers: 69 p. 100, mais 53 p. 100 les accusent de s’être politisés (sic).À ce dernier grief, auquel s’ajoutent quelques abus de pouvoir, on peut rétorquer que les réclamations auprès du médiateur contre les policiers sont moins nombreuses que celles qui visent des maires. Restent les «bavures». Ce terme, dérivé de son sens sidérurgique, désigne depuis peu les violations graves des droits de l’homme ou de la loi imputables à des policiers. C’est donc un des aspects importants du problème posé par les rapports entre police et société. Chaque année voit l’exclusion d’une trentaine de policiers ou de gendarmes pour faute grave, qu’il s’agisse en l’occurrence de voleurs, de violeurs, de meurtriers passionnels ou de corrompus. Par contre, les chefs ou les conseils de discipline se montrent indulgents pour les menus sévices et pour l’ivresse.Ce dont souffre plutôt le citoyen, c’est du revers de certaines mesures préventives. Ainsi, le contrôle des identités dans le métropolitain lui paraît porter atteinte à sa liberté de circuler. Il constitue cependant un indéniable moyen de prévention. Les chefs doivent seulement mettre davantage en garde leurs subordonnés sur la nécessité d’éviter toute attitude de racisme ou de discrimination sociale. De même, la publicité des prix est parfois l’occasion d’abus: que penser d’une contravention relevée pour un seul livre en vitrine ne portant pas d’étiquette? On touche là à l’une des principales difficultés du métier de policier: ni trop, ni trop peu; l’esprit et la lettre. Mais aussi, lorsqu’on réclame l’instauration d’une prévention au lieu et place d’une répression, il faut savoir exactement où l’on va. De même, supprimer la faculté d’appréciation par le policier conduirait à un automatisme pire qu’un mal-jugé.Pour approcher davantage encore la réalité, on constate deux aspects dans le jugement que porte l’homme de la rue sur le policier. Dans un pays latin comme le nôtre perce une déconsidération de la fonction. Le policier, payé par la société qu’il protège, n’est pas aimé; l’avocat, rétribué par le coquin qu’il a défendu, est honoré! Ce jugement corrobore l’étrange amnésie qui frappe l’«honnête homme», oubliant la victime pour s’apitoyer devant le sort qui, théoriquement, attend l’assassin. Peut-être l’abolition de la peine de mort aura-t-elle, à tout le moins, un résultat auquel n’ont certes pas songé ses promoteurs: le bon public aura moins peur du verdict et, par contrecoup, moins de pitié pour le truand comme moins d’admiration pour «celui qui lui a sauvé la tête».Deuxième motif de cette déconsidération sociale qui frappe finalement davantage le policier judiciaire que le policier de la rue: la présomption, indéracinable, d’obtention des aveux par la torture. C’est un bien mauvais héritage que les magistrats de l’Ancien Régime ont laissé à la police. Durant neuf siècles, ils ont érigé en loi l’application de la «question» (supplice de l’eau, des brodequins, de l’estrapade) même à l’encontre d’un homme qui avouait son forfait. Conséquence actuelle: tout justiciable s’imagine encore que le policier, cet auxiliaire premier du juge, a recours à la violence pour obtenir la reconnaissance de culpabilité. Le grand public, mal instruit par la télévision et le roman, ignore tout des possibilités prodigieuses de la police scientifique comme du recours à la dialectique, aux recoupements et à l’apport des indices et témoignages. Il croit toujours à la valeur, et donc à l’usage, des interrogatoires «manuels», allant jusqu’à les exiger lorsqu’il est lui-même victime d’un méfait. En réalité, et spécialement depuis la promulgation du Code de procédure pénale de 1957, qui a institué la visite médicale des «gardés à vue» par la police ou la gendarmerie, on compte moins de 1 p. 1 000 de personnes victimes de sévices établis, la plupart des affirmations provenant d’affabulations, voire d’automutilations. Mais le fait qu’il en existe encore n’est pas moins choquant; il réclame un enseignement moral et une déontologie qui reste à écrire et à apprendre.Troisième constat qui renforce notre thèse: à la différence des trois autres armes, la police d’espionnage revêt un certain prestige, celui-ci étant plus lié, semble-t-il, à l’imagination des lecteurs qu’à l’utilité de ce service, souvent à peine perçue par le citoyen. Cet impact expliquerait le peu de réticences que rencontre en général l’agent de renseignements lorsqu’il recrute ses correspondants, alors que la plupart des citoyens répugnent à se faire l’«indicateur» de la police, rôle qu’ils estiment, à tort et à raison, réservé au milieu et à ses franges.La gendarmerie connaît beaucoup moins ces problèmes. Elle bénéficie, sauf dans les très grandes villes, d’un vieux capital de respect: un quasi-attachement qui amène les habitants d’un canton à manifester lorsqu’on parle de leur enlever «leur gendarmerie». Disons aussi que l’armée, dont ses hommes font réellement partie, lui fournit le cadre d’une hiérarchie apparente et connue qui confère au gendarme un prestige que ne peut avoir le gardien de la paix et, a fortiori, «l’inspecteur de la Secrète», comme on désignait encore dans les années 1920-1950 les inspecteurs de la brigade régionale de police judiciaire chargés des affaires criminelles importantes survenant dans les campagnes. Autre qualité du système, fort appréciée des habitants ruraux: la visite systématique des communes, forme d’îlotage avant la lettre et qui se révèle rentable en zone d’habitations disséminées mais beaucoup moins efficace dans le tissu urbain qui tend à devenir la règle.Finalement, si l’on interroge l’homme de la rue, son jugement sur la police est fonction de son âge: on déteste ou on daube le «flic» de la vingtième année jusqu’à trente-cinq ans; on le louange à partir de quarante-cinq ans. Ce divorce entre la classe «jeune» et la police paraît dû à une certaine suffisance, de part et d’autre: c’est l’âge où l’on aime mesurer sa force et affirmer sa personnalité ainsi que l’estime qu’on porte... à soi-même. On remarque, par ailleurs, que la foule prend très souvent parti pour un délinquant, face à une intervention du policier. Serait-ce, comme l’écrit un universitaire américain, que «le port de l’uniforme ne protège plus, mais hérisse le poil de plus en plus d’individus»? Voici une indication que les pouvoirs publics doivent désormais prendre en compte en confiant des tâches plus pacifiques à leurs polices et en diversifiant un recrutement qui, s’il était étendu à toutes les classes de la société, faciliterait le dialogue. Ainsi, la force publique sera mieux ressentie comme une force représentative du peuple, à la disposition du public et non plus du gouvernement.Le devenir de la policeToute vie en société implique l’existence d’un organisme d’État chargé de faire respecter les lois, qui soit l’armature même du groupe social. La police découle de cette évidence. Mais elle ne prend jamais elle-même la décision générale, ce qu’oublient les citoyens pour ne retenir que la coercition qui les contraint à s’y plier. Ce réflexe explique évidemment la réticence première des assujettis. Pour s’assurer de leur collaboration minimale, il est nécessaire de disposer si possible de leur consentement, d’abord par le choix de mesures qui n’aillent pas à contre-courant des attentes collectives; ensuite, par l’emploi de fonctionnaires compétents et formés dans cette perspective. Pour obtenir l’amélioration de l’état d’esprit vis-à-vis de la police, il faut nécessairement agir et sur les institutions elles-mêmes et sur les hommes qui les servent.Pendant plusieurs siècles, la police a été, peu ou prou, la gardienne de la morale d’État. Que l’on songe, par exemple, à la répression de l’avortement, aux interdictions périodiques d’achat d’or, à la chasse aux livres ou films pornographiques, pour ne citer que les «péchés» les plus voyants de ces quarante dernières années. Le Code pénal ne doit pas être calqué sur le Décalogue judéo-chrétien, mais bâti sur la réalité quotidienne, sachant proportionner les peines selon l’échelle des valeurs réellement et communément admises. Alors la police pourra plus facilement faire respecter les prescriptions édictées et être sûre du concours de la population.Second écueil à éviter par le législateur: la multiplication des textes. Montesquieu mettait déjà en garde ce dernier: «On ne change pas les mœurs par des lois.» De surcroît, on court le risque que celles-ci, par leur profusion même, restent ignorées des citoyens et vite oubliées des policiers. On aura garde aussi d’émousser la nécessaire pugnacité de ces derniers par des amnisties démagogiques ou par des remises en liberté de prévenus surpris en flagrant délit et dont l’acte a violemment heurté le voisinage. De même, on veillera à l’accélération des jugements: que représente la mise au pilori d’un comportement, ce qui est l’un des buts de toute condamnation, si le jugement intervient vingt-sept mois après les faits patents? Et que dire des campagnes prônant implicitement l’irresponsabilité et qui, par là, déclenchent des passages à l’acte? Comme le note Kirkham: «Les juges, les jurés, le directeur de prison voient un client calme dans leur bureau, le même que le policier a vu les yeux injectés de sang, donnant des coups de pied à sa femme enceinte. À ce spectacle, ils en concevraient une vue différente du crime, des malfaiteurs et de la police.»Le public devrait également se souvenir de quelques chiffres. Pour Paris seulement, on a dénombré en 1991: 307 563 crimes et délits, dont 152 184 vols (46 719 à la roulotte, 41 638 cambriolages, 7 921 avec violence...). Ces chiffres indiquent l’ampleur des missions de la police judiciaire et montrent que le rattachement des services de police judiciaire au ministère de la Justice n’est absolument pas souhaitable. La police forme un tout: l’agent de faction dans la rue est un œil; tout à la fois, il prévient l’infraction et, si elle se commet, sa mémoire transmet souvent de précieux renseignements concomitants au déroulement des faits. Si cet agent devait appartenir à une autre administration, il ne les donnerait plus, ne connaissant pas l’inspecteur, devenu un tiers, et ne voulant pas le reconnaître. La Belgique a adopté le système en 1919 et n’a pas lieu de s’en féliciter. En outre, le juge doit rester l’arbitre aux yeux de l’opinion: en lui asservissant la police, on le rendrait complice des excès éventuels de celle-ci.En matière de police d’ordre, il est une autre erreur dont il convient de se défier et qui a été partiellement commise: l’édification de «maisons de police». À Paris, par souci irraisonné d’économie de construction mais aussi avec le dessein a priori louable d’assurer une meilleure rentabilité d’un matériel moderne, on s’est orienté depuis les années 1970 vers l’ouverture de Centres de police (IVe, Ve, XIIIe, XIVe, XVIIe arrondissements) abritant désormais la totalité des services et des effectifs tant de la police d’ordre que de la police judiciaire et administrative. Ce faisant, on a supprimé les commissariats et les postes de police de quartiers (quatre, en principe, par arrondissement). On a ainsi éloigné, matériellement et moralement, l’administré de la police de tous les jours, la seule qu’il comprenne et qu’il pratique. Que dire de la sécurité et de la bonne administration d’une ville où il faut faire plus de 1,5 kilomètre pour trouver des gardiens de la paix dans un poste fixe? Au XVIIIe siècle, les lieutenants généraux, plus perspicaces que notre préfet de police leur successeur, obligeaient les 48 commissaires de la ville à nantir leur domicile personnel d’une lanterne rouge afin que les Parisiens puissent les rencontrer de jour et de nuit. On comptait alors moins d’agressions nocturnes qu’aujourd’hui, malgré un éclairage public beaucoup plus chiche: le nombre d’habitants, il est vrai, était bien moindre.En ce qui concerne les relations qu’entretiennent police et société, faut-il rappeler, une fois encore, la nécessité d’un recrutement et d’une sélection plus sévères des policiers? C’est la condition première de la suppression ou, du moins, d’une notable diminution des «bavures». On accompagnera ces diverses mesures d’un temps plus long d’école, de stage et de titularisation; d’une modification des règles d’avancement, que l’on devra rendre plus rigoureuses et moins automatiques; de l’exigence d’une meilleure étude psychologique des candidats. La qualification ainsi obtenue par le policier déterminera, à coup sûr, une meilleure qualité de ses prestations vis-à-vis du public.Un dirigeant de syndicat avouait naguère: «Le policier ne connaît pas la loi; il ne lit que les circulaires.» Un Code de déontologie policière a enfin été promulgué (8 mars 1986); il rappellera à chaque instant les limites légales de l’intervention. On songe aussi à créer dans chaque service un «officier de relations publiques». Ce peut être l’amorce d’un dialogue, la fin d’un anonymat peu glorieux mais aussi d’une animosité latente chez le justiciable.Ce besoin inavoué du public de se sentir protégé se trouve illustré par la multiplication de «polices municipales», créées par les maires depuis le milieu des années 1980. Les 437 circonscriptions de police dites de «sécurité publique» ne suffiraient-elles donc plus? En tout cas, en 1994, on compte 2 849 de ces parapolices (contre 1 748 en 1984), et leurs effectifs varient de 15 hommes pour Villeurbanne (130 000 hab.) à 175 pour Cannes (70 000 hab.). Ces «supplétifs» doivent être rigoureusement cantonnés dans la surveillance de l’observation des arrêtés municipaux, porter une tenue totalement distincte de celle de la police nationale ou de la gendarmerie et n’être autorisés au port d’arme que dans un cas déterminé à l’avance. Il est insensé de les doter d’un 358 Magnum (poursuite aux assises de Perpignan le 20 octobre 1994 pour homicide). Pour éviter ces faux-pas, leur formation doit être confiée à des écoles de police et non à des «instituts privés».De plus en plus souvent, le policier rencontre également sur ses terres – la voie et les lieux publics – des employés de «gardiennage». On recense 800 entreprises totalisant 60 000 salariés. Ceux-ci, issus d’une sélection médiocre, mal rétribués et mal formés, ont été à l’origine de manifestations, de violences graves, etc. Les policiers officiels n’ont pas assez conscience que cette double émergence – police municipale et polices «privées» – dénonce une carence dans leur propre institution. Rêver des acrobaties méritoires du R.A.I.D. ou du G.I.G.N. (formations d’intervention dans les cas très graves) ne fait pas avancer la sécurité dans les quartiers où s’installent des «zones de non-droit» qu’on interdit aux policiers à moins qu’ils n’y pénètrent régulièrement et surtout ostensiblement. Ce doit être, dès maintenant, pour les policiers et leurs chefs, un souci quotidien de pallier ces carences apparues sur le terrain, sinon par d’autres formes d’actions à mettre au point, du moins par une coopération avec ces «polices nouvelles» dont les effectifs ne cessent de croître. Ce pourrait être l’un des premiers thèmes de réflexion dont aurait à débattre un «Conseil supérieur de la police» réunissant élus, policiers, politologues et administrés à des fins consultatives et disciplinaires.Voici donc les grandes lignes d’une réforme pour instaurer des relations plus confiantes entre policiers et justiciables. Un ministre de l’Intérieur déclarait, à la tribune de l’Assemblée nationale: «Les policiers veulent se sentir comme «portés» par les Français et, dès lors, stimulés à les porter.» C’est indéniablement le but à atteindre, celui que Robert Peel assignait, en 1829, aux policemen londoniens qu’il venait de créer. Chargée de l’équilibre et du respect des droits de chacun, la police reste un des piliers de la vie en société. Comme l’écrivait Auguste Comte, souhaitons «l’ordre pour tous, le progrès pour but». Idéal difficile à atteindre mais qui mérite tous les efforts, afin que soient pleinement et parfaitement conjuguées les exigences de la tranquillité publique avec le respect des droits individuels.
Encyclopédie Universelle. 2012.